Variétés

Tribune libre
Version espagnole
Publié le 6 novembre 2009

Un jour, lorsque je m’apprêtais à descendre de l’autobus, une dame qui était à côté de moi me demanda :

« S’il-vous-plaît, qu’est-ce que c’est qu’une variété ? »

Comme les portes s’ouvraient, je répondis de manière extrêmement concise :

« Vous voyez ce qu’est une surface, par exemple une feuille de salade ? Et bien, une variété c’est la même chose, mais en dimension quelconque. »

Je ne sais pas ce que la dame a pu comprendre de cette description. Mais comme les variétés sont devenues au vingtième siècle des objets fondamentaux de la géométrie, je voudrais essayer de répondre ici un peu plus longuement à la question de cette dame.

Mais tout d’abord, pourquoi m’a-t-elle posé cette question ? Cela est tout simple : lorsque je voyage dans les transports en commun, je lis souvent des articles de maths. C’était le cas ce jour-là, et le mot « variété » était très présent dans les lignes parcourues.

Pourquoi faut-il généraliser la notion de surface de l’espace « physique » quotidien en dimension quelconque ? Voici l’explication donnée par Bernhard Riemann en 1854, dans son article « Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie » (pages 280-299 des « Œuvres mathématiques », republiées par J. Gabay, 1990) :

Les concepts de grandeur ne sont possibles que là où il existe un concept général qui permette différents modes de détermination. Suivant qu’il est, ou non, possible de passer de l’un de ces modes de détermination à un autre, d’une manière continue, ils forment une variété continue ou une variété discrète […] Les concepts dont les modes de détermination forment une variété discrète sont si fréquents que, étant donnés des objets quelconques, il se trouve toujours, du moins dans les langues cultivées, un concept qui les comprend […] Au contraire, les occasions qui peuvent faire naître les concepts dont les modes de détermination forment une variété continue sont si rares dans la vie ordinaire, que les lieux des objets sensibles et les couleurs sont à peu près les seuls concepts simples dont les modes de détermination forment une variété de plusieurs dimensions. C’est seulement dans les hautes Mathématiques que les occasions pour la formation et le développement de ces concepts deviennent plus fréquents.

Pour plus de détails sur le contexte de cet article, on pourra consulter le billet du 18 Octobre 2009 de Joël Merker, intitulé « Assembler l’inachevé ».

Un « concept général » semble pensé ici un peu comme le genre, et un « mode de détermination » est comme une espèce à l’intérieur de ce genre. Par exemple, à l’intérieur du concept de meuble on trouve toute une variété de modes de détermination : des tables, tabourets, chaises, armoires et commodes… Mais c’est une variété « discrète » selon le vocabulaire du mathématicien, au sens où on ne passe pas de manière continue d’une chaise à une table à travers toute une famille de meubles.

Par contre, on passe continûment d’une couleur à une autre, à travers tout un spectre de couleurs intermédiaires. Si on rajoute aussi le ton et la luminosité, on obtient une variété continue à 3 dimensions, abstraite, c’est-à-dire complètement différente de l’espace physique de la perception sensible.

Prenons ensuite un exemple dans des mathématiques pas si « hautes » que ça. Si on regarde le concept de droite dans le plan, il admet une variété continue de « modes de détermination » : on peut passer de n’importe quelle droite à n’importe quelle autre par un déplacement continu. Même si cette variété est née à partir d’un être qui peut nous sembler concret – un plan – en examinant certains des êtres les plus simples qui l’habitent – les droites – c’est néanmoins une variété abstraite, au sens où elle n’est pas à l’avance plongée dans un autre espace.

Il s’agit en fait d’une surface, c’est-à-dire que la variété est de dimension 2. Pour s’en rendre compte, on regarde les droites proches d’une droite fixée. On peut les paramétrer par leur distance à une origine fixée en dehors de la droite et par l’angle formé avec une direction fixée. Il y a bien sûr beaucoup de choix, mais somme toute, on a toujours besoin de deux paramètres pour déterminer sans ambiguité une droite proche de la droite donnée. C’est précisément pour cette raison que l’on dit que la variété est de dimension 2.

Mais avoir dit cela ne détermine pas la forme globale de la variété : un plan, une sphère, un tore sont des surfaces qui ont des formes différentes. Est-ce que notre surface abstraite a la même forme qu’une surface plus concrète ?

Eh bien oui, la variété des droites dans le plan est en fait une bande de Moebius abstraite ! Ce n’est pas immédiat de le voir, mais s’y acharner et y arriver produit un plaisir garanti ! Voici une indication : un cercle central de la bande de Moebius, le long duquel on ne la décompose pas en deux morceaux par découpage, est formé par la sous-variété des droites passant par un point fixe du plan.

Regardons de même la variété des droites dans l’espace de dimension 3. C’est une variété abstraite de dimension 4, qui n’a rien à voir avec l’espace-temps ! Elle sert par exemple à penser des phénomènes d’optique liés à la déviation de systèmes de rayons (des droites !) par divers milieux.

Mais au fait, comment définir avec précision une variété de dimension quelconque ? Comme dans l’exemple de la variété des droites du plan, l’idée fondamentale est qu’au voisinage de tout point, elle semble « plate ». Voici par exemple ce qu’écrivait Elie Cartan au début du chapitre III de son livre « Leçons sur la géométrie des espaces de Riemann, » paru chez Gauthier-Villars en 1928. La première phrase est encore assez souvent citée de nos jours :

La notion générale de variété est assez difficile à définir avec précision. Une surface donne l’idée d’une variété à deux dimensions. Si nous prenons par exemple une sphère, ou un tore, nous pouvons décomposer cette surface en un nombre fini de parties telles qu’il existe une représentation biunivoque de chacune de ces parties sur une région simplement connexe du plan euclidien.

[…] Dans les exemples précédents, chaque variété est définie par un ensemble de points situés dans un espace préexistant. Mais on peut aussi imaginer des variétés in abstracto. Dans le cas général, une variété à n dimensions est caractérisée par la possibilité de représenter le voisinage de chaque point \(P_0\) au moyen d’un système de n coordonnées susceptibles de prendre toutes les valeurs possibles au voisinage du système de valeurs qui représente \(P_0\) .

Ainsi, une variété est recouverte par de petits morceaux identifiés à des parties de l’espace euclidien modèle de dimension n. On appelle ces identifications des cartes, et l’ensemble des cartes forme un atlas. C’est de cette manière que l’on recouvre la surface de la Terre avec les cartes d’un atlas géographique : le vocabulaire en a été importé ! On pourra aussi penser aux plumes recouvrant un oiseau ou aux écailles d’un poisson.

D’un point de vue plus physique, chaque carte représente la partie de l’univers où un observateur mesure tout à l’aide d’un système de coordonnées qu’il a choisi comme bon lui a semblé. Dans sa carte, il décrira les structures dont il prendra conscience, les objets, les champs et leurs changements, il essayera de dégager des lois, de prévoir le futur ou de reconstruire le passé. Et si deux observateurs comparent leurs descriptions du monde là où leurs cartes se recouvrent, elles ne seront apparemment pas du tout les mêmes. Néanmoins elles décrivent le même monde ! Comment les ajuster ? Répondre à cette question est le but du domaine des maths de ce que l’on appelait déjà depuis plus d’un demi-siècle à l’époque de Cartan la théorie des invariants. J’y ai déjà fait brièvement référence dans mon billet du 26 février 2009, intitulé « Vertus des analogies ».

Lorsque Cartan écrivait son livre, la théorie de la relativité générale d’Einstein, datant de la première guerre mondiale, avait donné une nouvelle impulsion à la recherche des liens entre la théorie des invariants et la géométrie des variétés : sa description de l’« espace-temps » ne privilégiait plus de systèmes de coordonnées, celui-ci était vraiment a priori uniquement une variété de dimension 4.

Le point sur lequel je veux insister ici est que la définition même de variété donnée précédemment incorpore la relativité des points de vue. En général les coordonnées utilisées dans une carte y déterminent un point privilégié (pensez par exemple au point se trouvant représenté au centre de chaque page d’un atlas géographique). L’observateur situé en ce point peut s’imaginer vaniteusement être au centre du monde. Mais, s’il apprend à être plus modeste, il arrive à se rendre compte qu’il ne sait contempler le monde que situé en un point de celui-ci, mais que son point de vue ne lui dévoile qu’une petite écaille du monde. Il essaye alors de dialoguer avec les autres observateurs, en traduisant par exemple ses descriptions en termes invariants, ce qui facilite le recollement avec les descriptions des autres. Petit à petit s’élargit ainsi la vision commune de la structure globale de la variété-monde dans laquelle tous ces interlocuteurs vivent et imaginent !

Mais pourquoi donc Cartan disait-il qu’il était « assez difficile » de définir la notion générale de variété ? D’un point de vue formel, toutes les définitions se valent, il n’y en a pas de faciles ou de difficiles. Cela change beaucoup du point de vue psychologique. En effet, on n’arrive parfois à comprendre la raison de certaines définitions et l’économie de pensée qu’elles produisent qu’après bien de l’entraînement avec des incarnations de cette définition.

C’est là un sens du terme « difficulté ». Mais il y en a un autre qui s’adapte à notre contexte. Une définition ne tombe pas du ciel, elle se crée au vu de phénomènes variés que l’on désire unifier. Et si on revient à ce qu’écrivit Riemann, pourquoi est-ce justement la définition donnée par Cartan qui exprime son intuition ?

En fait, la notion précédente de variété n’est pas suffisante pour décrire les « modes de détermination » de tous les concepts qui intéressent les penseurs. On a dû permettre aux espaces d’avoir aussi des points singuliers, on a créé les notions générales d’espace topologique, de schéma, de foncteur de modules, de catégorie fibrée en groupoïdes, d’espace non-commutatif, etc.

Le monde présente une telle variété de phénomènes que la création de nouveaux concepts permettant d’y mieux penser n’est pas près de s’arrêter !

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

Partager