Il est ici question des premières intuitions de l’infini.
Faire des mathématiques, c’est jongler avec les infinis.
En cette année de célébration du centenaire de la disparition d’Henri Poincaré, je voudrais d’abord illustrer mon affirmation par un extrait 4Il provient de la section V du Chapitre I. de son ouvrage de 1902, « La Science et l’Hypothèse » 5Le lecteur non scientifique pourra apprendre ce qu’est le raisonnement par récurrence en lisant le chapitre en entier, ou bien en l’écoutant sous la lecture d’Etienne Ghys. Mais comprendre cela n’est pas essentiel pour la suite du billet..
Je demandais au début pourquoi on ne saurait concevoir un esprit assez puissant pour apercevoir d’un seul coup d’œil l’ensemble des vérités mathématiques.
La réponse est aisée maintenant ; un joueur d’échecs peut combiner quatre coups, cinq coups d’avance, mais, si extraordinaire qu’on le suppose, il n’en préparera jamais qu’un nombre fini ; s’il applique ses facultés à l’arithmétique, il ne pourra en apercevoir les vérités générales d’une seule intuition directe ; pour parvenir au plus petit théorème, il ne pourra s’affranchir de l’aide du raisonnement par récurrence parce que c’est un instrument qui permet de passer du fini à l’infini.
Cet instrument est toujours utile, puisque, nous faisant franchir d’un bond autant d’étapes que nous le voulons, il nous dispense de vérifications longues, fastidieuses et monotones qui deviendraient rapidement impraticables. Mais il devient indispensable dès qu’on vise au théorème général, dont la vérification analytique nous rapprocherait sans cesse, sans nous permettre de l’atteindre.
Dans ce domaine de l’arithmétique, on peut se croire bien loin de l’analyse infinitésimale, et, cependant, nous venons de le voir, l’idée de l’infini mathématique joue déjà un rôle prépondérant, et sans elle il n’y aurait pas de science parce qu’il n’y aurait rien de général.
Afin d’arriver à jouer avec « l’idée de l’infini mathématique » et à ressentir la flexibilité de pensée qu’elle permet, il faut partir d’une base intuitive de cette idée. Mais comment se construit une telle base ? Je n’avais jamais réfléchi à cette question avant que diverses remarques de mon fils de cinq ans n’attirent mon attention là-dessus. Les voici :
- Depuis qu’il a trois ans, la lecture du soir attire immanquablement la même remarque de sa part, au moment où l’on arrête de lire : « Tu as encore oublié la dernière page, LA DER-NIÈRE PAGE ! » Ce n’est jamais celle que l’on vient de lire, c’est toujours la suivante !
- Un jour, en revenant de l’école maternelle, il demanda : « N’est-ce pas que le ciel ne s’arrête pas, qu’il n’a pas de mur, qu’on peut toujours continuer ? » Que répondre ? Que c’était probable. Il fut ravi, c’est ce qu’il avait soutenu à l’un de ses camarades de moyenne section qui prétendait le contraire. Je n’imaginais pas que de tels problèmes puissent être débattus à cet âge.
- Ces jours-ci, sa petite sœur d’un an est face à un passage majeur de son développement : elle hésite à faire ses premiers pas toute seule. Pour le moment elle ose parfois rester quelques secondes debout, mais elle ne se lance pas encore sans se tenir à quelque chose. Alors son frère l’encourage : « Fais un premier pas, tu pourras faire ensuite un deuxième … puis un troisième … puis autant que tu voudras … »
Chaque page est suivie d’une autre, car les histoires sont infinies 6Heureusement pour Shéhérazade !. En effet, l’on peut toujours faire un pas de plus vers de nouvelles aventures, dans un espace infini, en rajoutant ainsi de nouvelles pages pour le plaisir de ceux qui aiment écouter des histoires. C’est probablement cela que ressent confusément mon fils, je ne peux qu’admirer cette vision optimiste, garantie par une multiplicité d’idées intuitives de l’infini.
Chacun passe ainsi par ses premières expériences de l’infini. Il existe sûrement des recherches détaillées sur ce thème. Je remercie par avance ceux qui voudront bien m’indiquer des références, ainsi que d’autres exemples du même genre chez les petits enfants.