Weil, Cartan, la prison et l’intégrale

Recension
Publié le 2 août 2009

 

Chez les Weil, André et Simone : c’est le titre et le sous-titre d’un livre que Sylvie Weil consacre à sa famille, à ses parents André et Evelyne, à sa tante Simone, et à ses grands-parents paternels. Je l’ai dévoré et c’est un régal. Sylvie y est partout présente mais c’est pour mettre en scène la famille et les rapports entre ses membres. C’est un livre plein de tendresse et d’ironie, et bien écrit. Il tombe à pic pour le centenaire de Simone Weil, et Sylvie ne pourra pas échapper à son rôle de nièce de la vierge rouge devenue mystique chrétienne. Simone a déjà sa plaque au 3 rue Auguste Comte à Paris, sa salle à l’Ecole Normale (ÉNS) rue d’Ulm, elle est portée par la vogue en France de la philosophie , sa personnalité exceptionnelle va apparaître en pleine gloire. Pour André c’est autre chose : sa célébrité est confinée au milieu scientifique et même au sous-milieu mathématique, et la connaissance de son œuvre n’est le fait que de quelques mathématiciens ; sa relation à l’opinion publique est d’avoir été l’un des initiateurs de Bourbaki. Le livre de Sylvie nous en donne une image qu’il faut compléter et redresser. En effet, André n’apparaît, c’est le propos du livre, que dans ses rapports à la famille et particulièrement à Sylvie. Pour qui l’a connu, c’est un témoignage émouvant, et d’autant plus touchant que l’amour et l’admiration s’expriment à travers l’humour. Mais, si l’on s’en tenait au livre pour apprécier André, on ferait fausse route. Par exemple, le vieil homme qui reçoit à Kyoto le grand prix de la fondation Inamori est physiquement décrépi, lamentable, et il mène la vie dure à Sylvie qui l’escorte. Mais les deux textes qu’il écrit à cette occasion sont superbes : l’un, « commemorative lecture », raconte sa relation aux mathématiques et la naissance de Bourbaki, l’autre, « keynote lecture » est à la fois un historique et un exposé scientifique sur les courbes elliptiques, incluant les dernières conjectures de l’époque. On ne les trouve pas dans les Œuvres de Weil, éditées avant la remise du prix, mais j’ai eu plaisir à les relire il y a quelques jours aux Archives de l’Académie des sciences.

Ma découverte du dossier Weil aux Archives date de décembre 2005. C’est la suite d’une visite, la dernière, à Henri Cartan. Je veux dire un mot de cette visite. L’occasion était justement André Weil, dont le centenaire devait être célébré en 2006, et le premier épisode du centenaire était un colloque international à Dehli, où je devais parler de l’histoire et de la philosophie des mathématiques, vues par André Weil. Donc j’étais venu voir Henri Cartan, déjà plus que centenaire, pour une entrevue décontractée, en présence de Madame Cartan et de leur fille Suzanne, et de ma femme. Cartan était incroyablement au courant de la vie familiale aussi bien que professionnelle des quelques centaines de mathématiciens qu’il connaissait personnellement. Le plus proche des ses amis mathématiciens était André Weil, qu’il avait connu rue d’Ulm, et avec lequel il avait fondé Bourbaki. Aux questions que je posais il répondait d’abord qu’il n’avait rien à dire, puis qu’il l’avait écrit à tel et tel endroit, puis qu’il pouvait peut-être ajouter…Par exemple, que Simone et Madame Cartan avaient fait connaissance à un congrès Bourbaki, que Sylvie leur rendait régulièrement visite et que c’était pour eux une grande joie, qu’il ne fallait pas oublier Szolem Mandelbrojt comme participant et organisateur du premier congrès Bourbaki, etc. Au bout d’une heure et quart je m’apprête à prendre congé. Mais Cartan tenait quelque chose en réserve. « Une chose peut vous intéresser. En 1994 j’ai déposé aux Archives de l’Académie un texte qu’André Weil m’avait adressé en 1940 pour Bourbaki. Il est écrit à la main, alors que Weil écrivait tous ses textes et ses lettres à la machine. C’est qu’il n’avait pas de machine, il était en prison. »

Deux jours après j’étais aux Archives et j’avais en mains le texte de Weil, dans une chemise où était bien écrit de la main de Cartan « Manuscrit d’André Weil, écrit en prison en 1940 à l’intention de Bourbaki (c’est le seul manuscrit connu d’André Weil, qui n’écrivait qu’avec sa machine à écrire) . Don d’Henri Cartan, 28 mars 1994 » . Ce manuscrit est précieux à deux titres, et mérite une étude. D’abord on y voit la pensée à l’œuvre, avec les ratures et les ajouts. En prison comme déserteur, Weil travaillait. Ensuite et surtout on y voit comment Weil concevait l’exposé de la théorie de l’intégration. Pour moi, c’était une découverte bouleversante, parce que j’avais toujours pensé que le livre de Bourbaki sur l’intégration était issu des papiers et idées d’André Weil (j’étais influencé par le livre d’André Weil sur l’Intégration dans les groupes topologiques, qui date justement de 1940). Or le manuscrit d’André Weil propose une approche complètement différente, à partir d’une axiomatique simple des fonctions à intégrer. Dans le cours du texte il indique que le langage des probabilités doit être introduit dès le premier paragraphe, et qu’en application des produits infinis de moyennes il faut parler des résultats asymptotiques comme la loi du zero-un. Cette approche a été rejetée, et c’est ainsi sans doute qu’il faut comprendre une phrase de la « commemorative lecture » de Kyoto sur le fonctionnement de Bourbaki : «  Each topic was to be reported by one of us, then discussed by the whole congress, then entrusted to another member of our group ; thus it was expected that each topic would go through the hands of at least three or four of us ; the group would be free to reject in toto any manuscript that was submitted to it. This happened on at least one occasion with a proposed treatment of integration theory on whose principles no agreement would be reached » 2« Chaque sujet était préparé par l’un d’entre nous, puis discuté par l’ensemble des participants à la réunion du groupe, puis passé à un autre membre du groupe ; ainsi, on pouvait penser que chaque sujet passerait entre les mains d’au moins trois ou quatre d’entre nous ; le groupe serait libre de rejeter complètement n’importe quel manuscrit qui lui était soumis. Ceci se passa dans un cas au moins lors d’un projet de présentation de la théorie de l’intégration : aucun accord n’avait été atteint sur le principe de cette présentation. ». Jacques Dixmier m’a confirmé que c’est contre l’avis de Weil que les « jeunes », Godement et Schwartz avaient imposé le choix final de Bourbaki. Contrairement à ce que j’avais pensé, dit et écrit, ce n’est pas la théorie de l’intégration de Bourbaki qui a amené Schwartz à la théorie des distributions, c’est le contraire.

Il y a beaucoup à dire sur la notion d’intégrale, qui, comme celle de série, me paraît une notion mathématique non définissable mathématiquement, parce que c’est un champ trop vaste. Cela n’empêche pas de commencer un cours d’intégration par une définition, mais il faut seulement savoir qu’il y a d’autres définitions possibles, de la même ou d’autres intégrales.

Ce billet est déjà long, mais il passe à coté de tout ce qu’on peut dire de Weil, de Cartan, de Bourbaki, de leurs mathématiques et de leur relations. Il a le mérite de son insuffisance, s’il a pour effet d’amener le lecteur à lire tout ce qu’il peut lire de leurs œuvres et sur leurs œuvres.

ÉCRIT PAR

Jean-Pierre Kahane

Professeur - Université Paris Sud

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