« – Fais des maths, ma fille… ça mène à tout ! – Même au Bout ? »

Écrit par Anne Rougée
Publié le 25 mars 2013
Version espagnole

Anne Rougée, mathématicienne, chanteuse, actrice, clown (et puis quoi encore ? eh bien, médiatrice scientifique)… nous livre ici un « journal de bord » de sa préparation de son dernier spectacle mis en scène par Stéphane Baroux.


Dans quelques heures je vais faire mes débuts en solo sur une scène parisienne… dans un spectacle où je sacrifie aux règles du genre : évoquer des situations cocasses vécues par la plupart des gens, dont ils pourront rire d’un rire salvateur. Et puis parler de soi en invitant le public à rire de ses propres déboires… Le sujet de ce spectacle ? Les joies et les affres de l’apprentissage des maths !… Tout un programme, hein ?

Faire rire avec les maths ! Partager avec le public les doutes et les interrogations de mon parcours… Moi, la petite fille « douée » en maths qui a grandi sous les encouragements de son papa mathématicien : « Fais des maths ! Les maths, ça mène à tout ! ». Moi, l’étudiante brillante qui a réussi la voie royale – normale sup, thèse, post-doc au MIT – et un début de carrière passionnant dans la recherche en imagerie médicale. Moi, la mère de famille qui s’est retrouvée un jour complètement perdue dans la jungle ultra-libérale de la production en ingénierie industrielle. Moi, la passionnée de théâtre qui s’est reconvertie dans la médiation scientifique par le spectacle vivant.

Le point de départ ? D’abord une nécessité et une évidence : la nécessité de déconstruire les stéréotypes sur les femmes et les maths ; et l’évidence de ma légitimité, moi qui ai grandi dans l’amour des maths. Et puis bien sûr (et surtout) une envie et un enjeu : l’envie d’écrire pour moi seule et de me produire seule sur scène ; et l’enjeu de réussir à susciter l’intérêt du public, et même de le faire rire avec les maths… Tous ces éléments se sont mis en place au cours de l’hiver 2010-11, alors que l’écriture de ma première pièce sur la place des femmes dans les sciences était encore en chantier.

Comme bien souvent, le projet est né à la faveur de rencontres… Grâce à Véronique Chauveau de l’association femmes & mathématiques, j’entre en relation avec Louise Lafortune, son « homologue » au Québec. Louise a mené des recherches en sciences de l’éducation où elle a exploré l’influence du rapport affectif aux maths dans l’apprentissage. Le courant passe immédiatement entre nous et je lui parle de mon envie de faire un spectacle comique, seule en scène, sur les joies et les affres de l’apprentissage des maths. Son enthousiasme répond à mon envie, et nous échangeons avec plaisir sur la mathophilie et la mathophobie. Je découvre alors avec étonnement qu’une mathophile peut avantageusement se faire passer pour une mathophobe… pour peu qu’elle soit en quête de rencontres amoureuses !

Outre les travaux de Louise Lafortune, je veux aller voir du côté des méthodes utilisées par les orthophonistes auprès des jeunes ayant des difficultés logico-mathématiques et des recherches récentes en neurosciences. Forte de ces convictions, je décide de me lancer… mais en m’accordant tout le temps nécessaire pour amasser de la matière, rencontrer des scientifiques, glaner par-ci par-là des témoignages et des réactions, aller voir des spectacles « seule en scène » et laisser le sujet mûrir en moi.

À la fin de l’été 2011 je suis en mesure d’énoncer le message que je souhaite faire passer à travers ce spectacle : les maths c’est utile ; ça peut être facile ; on n’est pas obligé d’aimer ; certains les aiment et y trouvent du plaisir, pourquoi pas vous ? ; c’est une façon de faire travailler son cerveau qui nous rend plus autonome dans notre façon de penser ; le raisonnement s’est développé chez les Grecs avec la démocratie ; prouver plutôt que simplement énoncer ; comprendre plutôt que croire. C’est une étape importante du projet d’écriture : clarifier le fond du propos. Bien évidemment, il reste encore à trouver la forme, et ce n’est pas la moindre part du travail !

En octobre, juste avant la création de ma pièce « Les Femmes de Génie sont rares ? » pour la Fête de la Science devant les élèves de Véronique Chauveau, je dépose une première demande de subvention pour ce nouveau projet. Le voici donc lancé concrètement ! Le contexte est très favorable : articles sur Cédric Villani dans la presse, exposition sur les maths à la Fondation Cartier, célébration du bicentenaire de Galois, rencontre avec Nicole El Karoui au Centre National du Théâtre dans le cadre du projet Binôme, obtention d’un financement important pour la vulgarisation des maths par le consortium Cap’maths… Et les discussions avec le public à l’issue des représentations de ma pièce nourrissent ma réflexion.

L’hiver arrive et j’ai plus de temps 1Pourquoi j’ai plus de temps ? Je fais de la médiation scientifique par le spectacle vivant au sein de la Comédie des Ondes, qui est une compagnie professionnelle de théâtre. Je conçois, je crée, je produis, je diffuse et j’interprète des spectacles de culture scientifique, avec la petite équipe d’artistes que j’ai constituée. Je suis donc principalement comédienne intermittente du spectacle mais aussi auteure, chargée de production, administratrice, directrice de compagnie… Le travail de l’écriture nécessitant de se sentir libérée des contraintes de temps justement… c’est donc déjà une grosse partie du travail que de se rendre disponible pour l’écriture ! pour travailler sur ce projet. J’écris le synopsis du spectacle. Je reprends les cours de chant et je décide qu’il y aura des chansons. J’écris la première sur l’air de « My heart belongs to Daddy », et ça donne la chanson de la mathophile : « Mon cœur est pris par les maths » !

J’assiste à des cours de maths de Véronique Chauveau, ce qui me fait replonger dans l’ambiance des maths scolaires. J’observe, je prends des notes, je sens que je tiens une bonne matière… Les mots, les postures, les relations… Voilà un peu d’humain autour des concepts et symboles mathématiques !

Je prends contact avec Bernadette Guéritte-Hess, fondatrice du GEPALM (Groupe d’étude sur la Psychopathologie des Activités Logico-Mathématiques). Dès le premier contact je passe deux heures et demie au téléphone avec elle et je noircis des pages de notes sur mon cahier d’écriture ! Une femme passionnée et passionnante… Grâce à elle je vais pouvoir assister à des stages du GEPALM. Découvrir les méthodes des orthophonistes pour enseigner aux enfants les notions de temps et d’espace, et le lien qu’elles font entre les difficultés logico-mathématiques et les problèmes familiaux voire psychiques de leurs jeunes patients.

Arrive le printemps. Le travail de chant avance : j’ai fait mon choix de musiques pour trois chansons. La deuxième c’est « New York New York » pour chanter le cri de victoire de la réussite en maths, et ça donne « J’ai enfin compris ! ». Et la troisième, celle qui évoquera l’angoisse des maths, ce sera sur l’air de « Like a Hobo » dans une ambiance de joyeuse croisade contre « La prof de maths [qui] veut avoir ma peau » !…

Deux festivals de science se sont montrés intéressés par mon projet, je caresse déjà l’espoir d’une création pendant l’été ! J’entrelarde mes trois chansons avec les notes prises depuis quelques mois, je ficelle le tout et ça donne un assemblage de quelques pages que j’ai envie de soumettre à mon metteur en scène : une façon de lui faire prendre goût à la matière sur laquelle je travaille… Mais rien ne sert de courir : en mai j’apprends que les deux festivals n’ont finalement pas retenu mon projet. Et Stéphane réussit à me faire comprendre, avec une grande économie de mots, que le texte que je lui ai transmis ne va pas du tout : il faut faire vivre les personnages !

Avec l’arrivée de l’été j’ai plus de temps. J’en profite pour aller à la rencontre de chercheurs en neurosciences. Ou plutôt des chercheuses. Le grand patron Stanislas Dehaene restant aux abonnés absents, je prends contact avec Lucie Charle, doctorante à Neurospin. Elle me met en relation avec Marie Amalric qui a élaboré un protocole pour observer les cerveaux des mathématicien-ne-s en pleine activité. Ou plutôt des mathématiciens, car pour l’instant les seuls candidats qui se sont présentés sont masculins. Je rencontre aussi Caroline Huron, une neuropsychiatre qui travaille sur et pour les enfants « dys ». Je comprends que les neuroscientifiques et les orthophonistes constituent deux communautés bien distinctes, qui s’intéressent toutes deux aux difficultés de ces enfants mais qui ne se côtoient pas et communiquent rarement entre elles. J’entends aussi qu’il est question de l’incompréhension des enseignants par rapport à ces difficultés.

En juillet je prends mes quartiers à la bibliothèque de l’Institut Henri Poincaré. Je m’y sens bien et les grandes lignes de mon projet d’écriture se dessinent : personnages, situations, points de vue, mots à employer, rôle des chansons… Le titre surgit : « Elle est mathophile ! ». Puis, enfin, la mathophile se met à parler. En quelques jours le texte jaillit. Une écriture vivante où les points de vue et les situations s’enchaînent, les idées viennent ! À la fin du mois, alors que nous sommes en Avignon pour le festival, je fais lire le texte à Stéphane. Cette fois, il insiste pour que j’aille plus loin dans l’écriture sur mon rapport personnel aux maths.

Au mois d’août, j’ai besoin d’une bonne coupure et l’écriture reste en plan, mais ça avance dans ma tête. Quand je m’y remets à la fin du mois, les mots viennent à nouveau facilement. L’addiction au sudoku, quelques éléments de mon parcours personnel que j’ai envie d’intituler « ma vie ratée de chercheuse » et puis une trouvaille glanée au fil de ma lecture du livre de Stanislas Dehaene « La bosse des maths » : le hIPS, cette zone particulière du cerveau qui s’active dès qu’on pense à un nombre. Le cœur du texte arrive. Je confronte ma propre expérience à celle des jeunes chercheuses en neurosciences que je rencontre, notamment Véronique Izard qui étudie les capacités mathématiques des nouveau-nés.

Tout cela m’aide à m’interroger : pourquoi je ne me suis pas dit « j’aime les maths, je suis la meilleure, je veux passer ma vie à m’amuser à faire des maths » ? « je sais pas pourquoi je pensais que les maths pures sont réservées aux garçons… ». Apparaît alors la figure de la prof de maths frustrée parce qu’elle s’est résignée à faire de l’enseignement après avoir échoué dans la recherche. Cette figure qui donne un sens à la forme du spectacle. Et puis l’idée de la chute, mais… chut ! Sans la dévoiler je dirais juste que je me suis beaucoup amusée en écrivant cette chute, dans laquelle je trouve le moyen de glisser le « message sur les maths » d’une façon tout à fait décalée…

Mi-septembre je finalise ce que je considère être la première version du texte de « Elle est mathophile ! » et je le communique aux partenaires du projet. Les choses ont encore le temps de mûrir : les répétitions ne débutent que fin octobre. À partir de ce moment là, l’écriture s’affine avec leurs retours. Puis avec le travail de mise en scène, la mathophile prend corps au fil des répétitions : elle parle, elle bouge, elle chante et même… elle danse !

La date de la création est fixée : ce sera en décembre au lycée Camille Sée 2À Paris dans le quinzième arrondissement. pour les élèves de Véronique Chauveau. Des élèves de 1ère et Terminale S. Un public qui se révèle à l’écoute, réactif. Ils rient. Ils applaudissent après chaque chanson. Et ils repartent en me disant qu’ils ont aimé le spectacle ! Une deuxième séance le lendemain pour les filles de classes prépas scientifiques à l’École Polytechnique… Voilà, le spectacle existe, il fonctionne.

Anne Rougée avec Véronique Chauveau et ses élèves du lycée Camille Sée

Convaincue qu’il peut toucher un public plus large, je saisis l’occasion de le présenter dans un petit théâtre dédié au « One man show » : le théâtre « Le Bout ». On m’accueille comme la nouvelle artiste, celle qui fait un spectacle sur les maths ! Mais il est temps d’entrer en scène, je dois arrêter là. 3Les prochaines de représentations connues à ce jour sont samedi 6 avril 2013 Congrès MATh.en.JEANS, Toulouse (31), séance tout public à 15h15 et vendredi 3 mai 2013 Salle des Fêtes, rue St Martin, Ailly-sur-Noye (80), séance scolaire à 14h pour les élèves de 3è du collège Classen. Les dates des représentations sont annoncées sur le site de la Comédie des Ondes. Si vous êtes enseignant nous pouvons aussi organiser une représentation dans votre établissement par exemple, avec le soutien de Cap’math nous proposons un tarif très abordable…

Post-scriptum

Ah, juste une dernière chose : oui, Papa, tu as raison… les maths, ça mène à tout… même au Bout !

L’auteur et la rédaction d’Images des mathématiques remercient les relectrices et relecteurs dont les noms ou pseudonymes sont Damien Gayet, B !gre et Leroy pour leurs questions et commentaires qui ont permis d’améliorer une première version de l’article.

Article édité par Audin, Michèle

ÉCRIT PAR

Anne Rougée

Mathématicienne -

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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