Manières
le 3 janvier 2010 à 20:57, par Michelle Schatzman
C’est volontairement que je n’ai pas cité le nom de ce grand
mathématicien, parce que mon propos n’était pas de le clouer au pilori.
Je connaissais d’autres milieux scientifiques que j’avais observés de
près, et où le tutoiement généralisé régnait. J’ai donc demandé à des
collègues de m’aider à comprendre ce non tutoiement. Ils m’ont donné le
même argument que vous : pour cet homme, cela ne se faisait pas de
tutoyer les femmes.
Soit.
Il se trouve qu’on peut vouvoyer et s’en expliquer, ce qui n’empêche pas
d’être cordial et ouvert. Ainsi, je ne tutoie pas mes étudiants en
thèse, et je m’en explique ainsi : sachant que toute thèse comporte des
moments conflictuels, il vaut mieux garder ses distances. Mais le
tutoiement commence dès la thèse soutenue.
La plupart de ses élèves masculins trouvait ce mathématicien cordial et
ouvert avec eux. Par contre, ses élèves féminines ne partageaient pas
cette opinion.
Ceci étant, il y a un monde entre tutoyer une jeune collègue dans un
contexte purement professionnel et inviter une femme en tête à tête au
restaurant, même si c’est professionnel. Déjà, en 1915, David
Hilbert avait soutenu la
candidature d’Emmy Noether
à un poste de Privatdozent en déclarant que l’Université de Göttingen
n’était pas un établissement de bains.
C’est bien parce qu’il y a une dimension de vécu que les statistiques ne
prouvent rien, et je l’ai d’ailleurs écrit dans mon billet. C’est à
dessein que j’avais choisi des chiffres difficiles à interpréter ! Pour
que les statistiques prouvent quelque chose, il faut un modèle de ce qui
se passe, et ce n’est qu’à ce prix que l’information statistique peut
dire si un modèle est compatible avec l’observation ou pas.
Je vais donc proposer deux modèles pour expliquer la répartition des
genres chez les mathématiciens professionnels.
Modèle 1. Il y a une différence entre distribution du talent
mathématique chez les Messieurs et chez les Dames. La moyenne est à peu
près la même, mais la queue de distribution des grands talents est plus
mince chez les Dames que chez les Messieurs. Par conséquent, il est
normal que la proportion de femmes décroisse fortement au fur et à
mesure qu’on monte dans la hiérarchie, et c’est un effet naturel qu’on
observe, voilà tout.
Modèle 2. Il n’y a pas de différence de distribution du talent
mathématique entre les Messieurs et les Dames, mais il y a de forts
effets psychosociaux, qui perturbent les choix de carrière des jeunes
filles et des jeunes femmes.
Je penche pour le modèle 2, pour les raisons suivantes : si le modèle 1
était le bon, alors il devrait se perpétuer dans le temps, et donc il ne
peut rendre compte de l’élévation de la proportion de mathématicienne au
cours du temps. D’autre part, des études
scientifiques ont mis en
évidence le phénomène psychosocial de la manière suivante : on propose
des test à des élèves des deux sexes de sixième et de cinquième. Si on
dit que ce sont des tests de géométrie, la performance des garçons
dépasse celle des filles. Si on dit que ce sont des tests de dessin, la
performance des filles dépasse celle des garçons.
Je parlerai de filles, d’algèbre et d’équations aux dérivées partielles
une autre fois - c’est promis !