Les courbes et le volcan

Tribune libre
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Publié le 27 mai 2011

Le nom de Bézout (1730-1783) reste attaché à une vaste généralisation du fait que deux droites distinctes se coupent en au plus un point. En cherchant à en savoir plus à son sujet, je découvris qu’il avait probablement écrit, sans le savoir, au sujet des conséquences de l’éruption d’un volcan islandais.

Deux droites distinctes se coupent en au plus un point.

Une fois convenablement formulé, ce fait empirique a été placé par Euclide parmi les axiomes de sa présentation déductive de la géométrie. Plus tard, grâce à Descartes, les droites sont devenues les courbes planes définies par des polynômes à deux variables et du premier degré. Alors le fait énoncé dans la phrase par laquelle débute ce billet devint un cas particulier du théorème de Bézout :

Théorème : Deux courbes planes définies par des polynômes de degrés \(m\) et \(n\), et n’ayant aucune composante commune, se coupent en au plus \(m \cdot n\) points.

Courbes et polynômes

Un {{polynôme}} à deux variables est une somme finie de {{monômes}} \(a_{m,n} X^m Y^n\), où \(m\) et \(n\) sont des entiers naturels et les coefficients \(a_{m,n}\) sont des nombres réels. Son {{degré}} est le maximum des valeurs \(m +n\), lorsque l’on varie le monôme.

Par exemple, les polynômes du premier degré sont de la forme \(a_{0,0} + a_{1,0} X + a_{0,1} Y\), et ceux du deuxième degré sont de la forme \(a_{0,0} + a_{1,0} X + a_{0,1} Y + a_{2,0}X^2 + a_{1,1} XY + a_{0,2} Y^2. \)

La {{courbe}} définie par un polynôme \(P(X,Y)\) est le lieu des points d’un plan muni d’un repère cartésien, dont les coordonnées \((x,y)\) satisfont l’équation \(P(x,y)=0\).

Ainsi, deux ellipses (qui sont des courbes définies par des polynômes du deuxième degré) ont au plus quatre points d’intersection, comme on le voit en faisant quelques dessins.

En revanche, si on prend deux cercles distincts (qui sont des ellipses particulières), on n’a au plus que deux points d’intersection. Ceci est dû au fait que les cercles ont tous en commun deux points qui vivent sur la droite à l’infini 9On pourra consulter au sujet de cette droite l’article de Christine Huyghe ainsi que celui d’Erwann Brugallé et Julien Marché. et qui sont de plus complexes conjugués (on les appelle les points cycliques à l’infini).

Le théorème peut être raffiné, en introduisant aussi les points d’intersection situés sur la droite à l’infini, ainsi que les points d’intersection complexes, et en comptant convenablement les points d’intersection lorsque les courbes sont tangentes ou que l’une d’entre elles est singulière en l’un de ces points. Si l’on fait judicieusement tout cela – ce qui occupe un certain temps dans un cours introductif à l’étude des courbes algébriques planes – on arrive à la version suivante du théorème de Bézout :

ThéorèmeDeux courbes de degrés \(m\) et \(n\), sans composantes communes 10Pourquoi cette précision sur l’absence de composantes communes ? Cela fait référence au fait qu’une courbe peut être composée de courbes de plus bas degré. Ainsi, l’union de deux droites est aussi une courbe du deuxième degré, l’union d’une ellipse et d’une droite est une courbe du troisième degré. Si on prend un exemple de chaque, ayant une droite en commun, alors les deux courbes ont bien sûr une infinité de points en commun …, situées dans le plan projectif complexe, se coupent en exactement \(m\cdot n\) points.

Récemment j’ai trouvé un article d’Euler à ce sujet 11Il s’agit de l’article E148 sur le site The Euler Archive, publié initialement dans les Mémoires de l’Académie des Sciences de Berlin 4 (1750), 234-248.. Était-il antérieur aux travaux de Bézout ? Cela me donna l’envie d’en savoir plus sur l’histoire du théorème et sur celle de Bézout. En effectuant une recherche sur Internet, j’appris beaucoup de choses dans les articles historiques d’Erwan Penchèvre 12« L’élimination en algèbre aux XVIIème et XVIIIème siècles ». Paru dans Historia Scientiarum, vol. 14-2 (2004), 101-117. et de Liliane Alfonsi 13« Un savant du siècle des Lumières : Étienne Bézout (1730-1783), mathématicien, académicien et enseignant ». Dans les Actes des deux colloques sur l’approche biographique et prosopographique en histoire des sciences et des techniques : enjeux scientifiques et méthodologiques, Nancy : France (2008 et 2009)..

Par exemple, dans le premier article j’appris que Newton avait déjà énoncé le théorème sous la forme suivante 14Il s’agit d’un brouillon datant des années 1666-1671, publié à la page 177 du tome II des Mathematical Papers of Isaac Newton, Cambridge University Press, 1972. :

Datis duabus curvis invenire puncta intersectionis. this is rather a principle than a probleme. But rather propounded of the Algebraicall then geometricall solution and that is done by eliminating one of the two unknown quantitys out of the equations. From whence it will appear that there are so many cut points as the rectangle of the curves dimensions.
(Étant données deux courbes, trouver leurs points d’intersection. C’est plus un principe qu’un problème. Mais plutôt susceptible d’une solution algébrique que d’une solution géométrique, et on le fait en éliminant une des deux inconnues des équations. D’où il apparaîtra qu’il y a autant de points d’intersection que le rectangle des dimensions des courbes.)

Mais ce qui m’a amené à écrire ce billet est le paragraphe par lequel s’achève le deuxième article. Curieusement, il résonne avec le nouveau réveil, ces jours-ci, d’un volcan islandais :

Curieusement son dernier mémoire nous amène à un évènement que l’on n’a redécouvert, compris et commencé à étudier que depuis peu : Bézout a écrit et présenté à l’Académie le 16 Août 1783, donc un mois avant de mourir, un mémoire « Sur les brumes et les brouillards des mois de juin et juillet 1783 », qui est malheureusement introuvable. Mais on peut consulter un mémoire de Mourgue de Montredon « Sur l’origine et la nature des vapeurs qui ont régné dans l’atmosphère pendant l’été de 1783 » qui décrit un phénomène inhabituel de brouillards sentant le soufre, retrouvés dans toute l’Europe et durant tout l’été, dont la cause n’était pas connue. On sait aujourd’hui que l’éruption du volcan Laki, en Islande, du mois de mai 1783 jusqu’en 1784, a recouvert l’Europe entière d’un brouillard chargé de soufre. Des études récentes, géologiques et historiques dans des archives locales anglaises et françaises ont permis d’analyser quantitativement les rejets d’acide sulfurique dans l’atmosphère et l’accroissement sensible du taux de mortalité en Angleterre et en France depuis l’été 1783 jusqu’à la fin de 1784 15Il s’agit de l’article « Pollution atmosphérique volcanique et mortalité en France 1783-1784 » de J. Grattan, R. Rabartin, S. Self et T. Thordarson, paru dans Comptes Rendus Géoscience 337 (2005), 641-651.. Y a-t-il un lien de cause à effet ? Euler, d’Alembert et Bézout sont tous les trois morts dans les mois de septembre et d’octobre 1783.

Connaître la manière dont les nuages volcaniques se sont répandus 16On pourra consulter ce billet de Paul Vigneaux sur l’épisode précédent du volcan Eyjafjöll. dans le passé, et leurs effets, est sans doute important pour mieux comprendre comment réagir à de tels nuages, ou à d’autres aux origines plus humaines, lorsqu’ils n’ont pas le bon goût de s’arrêter aux frontières du doux pays qui est le sien. Le cas de Bézout nous apprend que les archives mathématiques recèlent peut-être des documents intéressants à ce sujet.

ÉCRIT PAR

Patrick Popescu-Pampu

Professeur - Université de Lille

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