Maths de dessinateurs

Faire des non-maths qui soient des maths

Publié le 12 février 2025

C’était en juin 1997, dans ce merveilleux endroit qu’est le Parc Valrose (campus de la Faculté des sciences de l’Université de Nice). J’assistais à la finale du « rallye mathématique » de l’Académie. Le parc était plein d’enfants (élèves des lycées et collèges) se livrant à toutes sortes d’activités. Soudain une autre collègue arrive, hilare.

– Vous savez ce qu’ils m’ont dit, les gamins ? Je leur demande « Alors, ça vous plaît ? »
– Oh oui madame, ça nous plaît !
– Ça nous plaît, mais ça n’est pas des maths !
– Ah bon, pourquoi dites-vous que ça n’est pas des maths ?
– Ça n’est pas des maths, car il faut réfléchir !

Cette anecdote, qui ouvre mon article Ça n’est pas des maths1Frédéric Pham. Ça n’est pas des maths (Repères IREM n°58, janvier 2005), n’a pas cessé depuis d’habiter ma réflexion sur les maths. Qu’est-ce donc que les maths ?

Pour ces enfants – comme l’écrit Anne Siety2Anne Siety. Des maths sans maths (billet dont le titre a inspiré, en contrepoint, le sous-titre du présent billet !),

… non pas une matière à penser, mais une suite d’instructions, que l’élève doit exécuter ?

Pour le grand public, un objet de respect à garder à distance ?

« Vous êtes mathématicien, ouh là là ! » – sous-entendu : comment peut-on être mathématicien, vous êtes sûrement très fort, moi les maths je n’y ai jamais rien compris, la logique, vous savez, moi je fonctionne au feeling

Un livre récent de David Bessis3David Bessis. Mathematica, une aventure au cœur de nous-mêmes (Éd. du Seuil, janvier 2022), grand succès de librairie, démonte de façon très amusante ce préjugé selon lequel les mathématiciens seraient des êtres à part ayant développé un pouvoir spécial : celui de « penser de façon logique ».

(Chap.1) Personne ne pense de façon logique, la logique ne sert pas du tout à penser (…) Le pouvoir magique des mathématiciens, c’est l’intuition (…)

(Chap.6) Les livres de maths ne sont pas faits pour être lus. (…) Quand un être humain se confronte à un texte mathématique, l’enjeu n’est pas de le lire de la première à la dernière ligne, comme le ferait un robot. L’enjeu est de saisir « les pensées qui sont entre les lignes », c’est-à-dire de donner un sens intuitif aux mots qui sont employés et aux situations qui sont décrites. (…) La meilleure façon de partager cette compréhension humaine est la communication directe entre humains. (…) Comme le raconte Thurston, elle n’est jamais aussi efficace que lorsqu’il n’y a que deux personnes dans la pièce : « De personne à personne, les gens utilisent des canaux de communication qui vont bien au-delà du langage mathématique formel. Ils font des gestes, ils dessinent des figures et des diagrammes, ils produisent des sons, ils utilisent leur langage corporel. »

Et dans le chapitre 7, intitulé La posture du petit enfant (expression empruntée à Grothendieck), tout un paragraphe est consacré au Plaisir de se tromper – ce qui permet ensuite à l’auteur de revenir sur le rôle de la logique :

La logique ne sert pas du tout à penser. Elle sert à découvrir à quel endroit on pense faux.

La « posture du petit enfant », c’est un peu ce que j’appelle l’oubli des savoirs dans mon article déjà mentionné. Et le « plaisir de se tromper », qui peut sembler si contraire au principe même de l’enseignement, nos étudiants aussi peuvent y accéder, pour peu qu’ils soient mis dans des situations favorables :

Extraits du mémoire de raisonnement scientifique d’une étudiante

Les erreurs sont tolérées. Je dirais même que les erreurs sont attendues par le professeur. (…) Souvent même on comprend grâce à l’erreur de quelqu’un.

Et en écho à la citation de Thurston sur la communication de personne à personne :

Ce qui m’avait marqué aussi c’était les mots que l’on utilisait entre nous : habitués à la rigueur du lycée qui ne laissait passer ni lapsus (de négligence) ni impropriété de langage (pour bannir l’imprécision), c’était surprenant d’entendre parler de math en langage de tous les jours. J’avais pourtant l’occasion d’en faire l’expérience moi aussi, et là je voyais alors que c’était en effet la façon la plus spontanée de le faire. Dans ce cas, ce qui permet alors notre compréhension personnelle de ces “approximations d’idées’’ qui en résulte est l’intuition commune que nous avons chacun de la question, du sujet. On saisit alors à peu près ce que l’autre explique, et dès lors on peut continuer à s’exprimer de cette manière tant que nos idées restent claires dans notre tête.

Mais alors, si la communication des idées mathématiques est quelque chose de si personnel, de si interpersonnel, faut-il renoncer à la confier au canal de l’écrit ? L’écriture mathématique est-elle condamnée à ne produire que des textes illisibles ? Si un mathématicien écrit, c’est bien sûr d’abord pour lui-même, pour soumettre ses intuitions au crible de la rigueur logique (pour « découvrir à quel endroit il pense faux »). Mais c’est quand-même un peu aussi dans l’espoir d’être lu ! La plupart des mathématiciens essayent de mettre un peu de « pensée humaine » dans leurs textes, d’aider le lecteur à « lire entre les lignes » de leur formalisme. Et cela marche plus ou moins, dans la mesure où les intuitions de l’auteur entrent en résonance avec certaines intuitions du lecteur – ce qui arrivera plus facilement si auteur et lecteur partagent une même culture scientifique. Mais comment jeter des ponts avec des gens de culture différente ? La question me touche d’autant plus qu’à l’origine j’étais physicien, et suis entré en mathématique « par une porte dérobée » – avec une immense reconnaissance pour les maîtres qui ont rendu possible cette transgression.
Et la clé de cette porte dérobée, c’était des dessins.

Il est beaucoup question de dessins dans mon article précédemment cité, et notamment de la place que peuvent prendre les dessins dans notre enseignement. Mais tout récemment, alors que je suis à la retraite depuis longtemps, un déclic s’est produit en moi à la lecture du joli billet d’Anne Siety déjà mentionné :

Ce qui est préoccupant, c’est que l’écran en vient à remplacer la main : l’outil le plus archaïque, mais aussi le plus raffiné – le vrai fondement de la pensée. (…) Je le constate dans mon cabinet, avec un émerveillement toujours renouvelé : lorsqu’un élève accepte de ranger sa calculette, et trace avec un vrai crayon, sur du vrai papier, la courbe représentative d’une fonction, je vois sa main se lancer, entraînant la pensée à sa suite.

J’ai beaucoup fait travailler mes étudiants sur des dessins que je leur fournissais (des dessins tracés par l’ordinateur !). Mais Anne Siety nous parle de tout autre chose : du geste de dessiner ! Dire que ce geste « entraîne la pensée à sa suite » rejoint l’idée – chère à Bernard Teissier4Frédéric Pham. Faire des maths et savoir conter (version originale d’un article à paraître en traduction anglaise dans le volume en l’honneur de Bernard Teissier pour son 80e anniversaire) comme à David Bessis – qu’on ne comprend qu’avec le corps. Et c’est dans cet esprit que je viens de réécrire – en le repensant complètement – un article que j’avais « dans mes cartons » (c’est-à-dire en fait dans mon ordinateur) sur la notion d’exponentielle, sujet que j’ai toujours trouvé très intéressant à enseigner. L’idée est de partir du point de vue d’un dessinateur : comment puis-je dessiner une exponentielle à main levée ? comment puis-je voir qu’une courbe tracée sur le papier représente une exponentielle ? Et quel cap toujours changeant ma main doit-elle s’efforcer de suivre (avec l’aide de l’ordinateur) pour dessiner une exponentielle sur l’écran ? Cette « exponentielle de dessinateur », ça n’est peut-être « pas des maths » ! Mais ne peut-on y voir, au delà de la forme, l’essentiel de l’idée qu’un mathématicien se fait d’une exponentielle ? Le lecteur du présent billet pourra en juger en lisant l’article L’exponentielle au fil du temps.

Post-scriptum

On pourra également lire dans cette rubrique le billet Enseignement secondaire : des ambitions confinées de Karen Brandin qui critique la façon dont les programmes du secondaire maltraitent la notion d’exponentielle.

Crédits images

Image générée par l’IAG accessible sur le site www.bing.com/images/create.

ÉCRIT PAR

Frédéric Pham

Professeur retraité - Université Sofia Antipolis

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Par exemple, on pourra écrire que sont les deux solutions complexes de l’équation .

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